Les élèves ont vu un extrait de film à partir duquel ils ont trouvé ensemble en classe un sujet propre à leur classe. La formulation du sujet lui-même par les élèves participe de leur implication et de leur participation à leur propre enseignement.
Les 4°5, 4°3, 5°4, 5°6, 4°2 ont vu des extraits du film « Nanouk l’esquimau » de Robert Flaherty (1921), tandis que les 5°3, 4°4, et 5°5 ont vu des extraits du film « Welcome » de Philippe Lioret avec Vincent Lindon (2009).
Ces deux films, très différents dans leur position dans l’histoire, la géographie et dans l’histoire du cinéma, ont en commun une attention portée à la différence, à l’humanité dans la diversité des formes de vie qu’elle est amenée à trouver pour sa survie, parfois, dans l’un et l’autre cas, dans des conditions très difficiles.
Aussi, après les projections, les élèves ont-ils trouvé par eux-mêmes, au travers d’une discussion parfois très riche, les sujets qu’ils allaient ensuite traiter par un travail en arts plastiques. Dans une classe en particulier, un élève a pris l’initiative de questions à la cantonade à tous ses camarades volontaires pour leur demander l’origine de leurs parents et grands parents. Cela a donné lieu à une extraordinaire floraison de combinaisons de provenances et d’autant de destinées individuelles à travers la diversité et l’histoire du monde des humains.
Voici les sujets trouvés par les élèves :
A° A partir de « Nanouk l’esquimau » :
4°5 : « Différents mondes »
4°3 : « la fabrication du matériel »
5°4 : « La vie ailleurs »
5°6 : « L’adaptation »
B) à partir de « Welcome » :
5°3 et 4°4 : « Pays, frontière, prison »
5°5 : « L’origine »
Je voudrais commencer cette restitution par la présentation de deux travaux excellents, afin de montrer la spécificité de l’analyse plastique d’une image, dimension souvent occultée par le double préjugé que l’art, soit ne s’analyse pas, soit qu’il est de l’ordre d’une capacité ne nécessitant pas de formation particulière. D’autres travaux suivront, ils sont, sur différents sujets, très bons aussi, mais je les laisserai sans commentaires.
1° La première image, un travail sur le plein et le vide.
Cette image, produite par une élève de 5°3 (on remarquera la maturité immédiatement perceptible du travail, très loin d’un « dessin d’enfant » et digne d’une réflexion d’adulte formé au langage de l’art), répond au sujet « Pays, frontière, prison ». Le travail d’analyse plastique de l’image demande de partir du plus extérieur et du plus factuel, en énonçant des faits, des formants visuels, sans se précipiter à interpréter. Cette rétention de l’interprétation, s’en tenant à des aspect physiques de l’image et de sa prise en charge, ne fait qu’alimenter davantage la compréhension, la structure et la légitimité de significations au fur et à mesure de l’approche de l’extérieur vers l’intérieur, des abords vers le cœur, de l’objectivité vers la subjectivité.
Ce dessin montre sur une feuille de format A4 présentée « à l’italienne » (format couché), un travail au crayon à papier. Cet outil, le moyen le plus minimal qui soit en arts visuels, mais aussi le plus essentiel, n’est pas ici un outil par défaut. L’emploi du crayon semble, dans sa simplicité, résumer le fond de la question.
Le dessin, dans sa morphologie, se présente comme pris entre deux marges en haut et en bas, laissées blanches. D’une épaisseur constante, ces deux marges semblent être comme deux mâchoires ou deux formes de prise. Dans les métiers de l’impression offset, on parle de « prises de pinces », zones non imprimées laissées en haut et en bas de la feuille épargnées pour que les outils de la machine se saisissent du papier sans abîmer l’image en cours d’impression.
C’est la première chose qui se voit par le trait noir à cet endroit, le plus sombre de toute l’image, en haut et en bas. C’est une intervention intentionnelle, qui n’est pas fruit du hasard, même si l’élève n’a pas eu conscience de tous les aspects impliqués par son dessin. C’est le rôle du professeur d’arts plastiques de les lui révéler par une analyse d’image en cours.
Ces bordure blanches en haut et en bas, dont la frontière et rehaussée d’un trait plus appuyé, indiquent quelque chose de l’ordre de la limite à ne pas franchir, il y a quelque chose, exprimé très économiquement, de l’ordre de l’interdit, en même temps que de l’ordre de l’"Ordre", quelque chose apparaissant comme un arrêté, un bordereau, un papier qui serait traité administrativement, plutôt que sensuellement ou par la liberté d’expressivité qui transgresserait et passerait partout où bon lui semblerait.
L’expressivité y est contenue. Cette contention presse le dessin par le bas et le haut, comme en tenaille. Le paradoxe de l’expression du dessin est qu’il est traité avec une grande délicatesse, avec douceur dans le travail du crayon et le jeu des réserves en blanc du papier, néanmoins, quelque chose de dur s’exprime, d’implacable, en confrontation avec la douceur, la délicatesse du traitement graphique de l’image.
Le deuxième aspect qui apparaît dans un ordre chronologique d’aperception, c’est le coloriage lui-même. Coloriage non coloré. Coloriage de gris assez unis mais laissant voir les coups de crayon, bien que de manière délicate, pas appuyée. On est dans un type de crayonnage ni agressif, ni griffé, ni appuyé, ni balafré, ni expéditif, ni non plus trop soigné, maniaque, douceâtre, « bon élève », crispé, obsessionnel, etc.
On est dans un coloriage équilibré, ni trop engagé, ni trop détaché. Un coloriage juste, simple constatation, restitution d’un fait constaté sans état d’âme « pathologique ». Une justesse dans le ton en somme.
Ce coloriage, moins appuyé, je le répète, que les traits horizontaux qui enserrent en haut et en bas l’image, étale doucement un gris moyen, laissant non coloriée une forme que l’on reconnaît comme la silhouette du territoire français.
Ce qui est particulier, c’est de constater que cette zone du territoire français, qui normalement dans la représentation courante que s’en fait un habitant de la France, est un espace riche en informations (des villes, des cours d’eau, des lignes de communication routière ou ferroviaire, …), ici ce même espace est vierge, vide, silencieux, laissé en « page blanche ».
Le thème de la page blanche dans la problématique artistique est cette angoisse devant le commencement de la création. Ici, on pourrait croire que ce territoire en blanc nous place devant cet inconnu : qu’allons nous rencontrer là, qu’allons-nous y faire ?...
C’est-à-dire que, comme en cinéma on parle de "caméra subjective" pour décrire ces plans qui nous font vivre de l’intérieur l’émotion du point de vue effectif de l’un des protagonistes, ici l’image nous oblige en quelque sorte à nous placer du point de vue d’un individu qui ne connaît de la France que sa silhouette, qui connaît davantage l’extérieur (par le crayonné) que l’intérieur (laissé blanc), je veux dire de quelqu’un qui aspire à connaître ce lieu mais qui ne s’y trouve pas encore. Il ne peut donc commencer d’y accumuler une succession d’expériences qui seraient inscrite sur la page blanche de ce territoire en puissance.
On peut donc dire que ce dessin nous fait voir la manière dont une personne étrangère ressent ce territoire. Et l’on voit par la douceur du trait du coloriage, qu’il s’agit d’une manière de ressentir plutôt douce, désirante, caressante, pas violente, pas conquérante, pas furieuse ; on caresse le rêve de venir là, en France…
Ce travail est donc assez incroyablement juste sur la restitution émotionnelle, par des moyens non explicatifs, non narratifs, juste par des moyens graphiques, pour parvenir à faire ressentir la relation émotionnelle à un territoire. Le plein ici c’est l’"extérieur". Le vide, ici, c’est l’intérieur.
Sauf que le traitement graphique est tellement délicatement réalisé que le vide prend lui aussi une densité. Il est dessiné par la surface autour. Le « non peint » est dessiné autant que le « peint », ce qui est une caractéristique de la maîtrise plastique en peinture et bien sûr en dessin qui fait partie du même langage bidimensionnel.
Ce travail est donc digne d’un dessin de grande qualité réalisé à partir des moyens d’expression proprement plastiques. Il n’est pas non plus dans le compassionnel, dans la superficialité et dans les bons sentiments, véritable cancer de l’art, qui substitue des données idéologiques non assumées à un véritable travail sur le sens et les moyens d’expression, sur la découverte et le maniement d’un langage, celui des arts visuels, si souvent victime des visions réductrices par un bord ou un autre, qui font l’économie de sa spécificité et le trahissent allègrement en quelque sorte, croyant bien faire, pleins de bonnes intentions...
Ici le travail plastique apparaît pour ce qu’il est. Un lieu de question, de subtilité, de liberté véritable, pas un conformisme ou une mode, au contraire un lieu de résistance à l’arraisonnement et à l’instrumentalisation. Un territoire d’autonomie et de souveraineté.
2. La deuxième image, un travail sur l’analogie graphique et l’échelle
Le deuxième travail nous montre, légèrement décentré dans une feuille A4 placée à l’horizontale, un dessin au stylo feutre. Le dessin proprement dit n’occupe pas la totalité de la surface de la feuille. Il se pose un peu à la manière d’une étiquette, « flottant » dans l’espace de la feuille.
La divagation de la partie dessinée, sorte de vignette qui pourrait, semble-t-il, se trouver à une autre place, dont le lieu sur la page n’a rien d’impérieux, est en revanche assignée par le sujet du dessin, à une place fixe, celle d’un enfermement.
On discerne en effet au sein d’un graphisme au trait gris représentant un grillage, une silhouette humaine. La silhouette, dessinée en noir, est représentée comme située derrière le grillage. La problématique de l’enfermement reste « ouverte », puisque l’on ne sait pas précisément si la personne se trouve du côté "libre" ou du côté enfermé du grillage.
À vrai dire, cette indétermination révèle l’ambivalence de la limite séparative, à la fois empêchement et enfermement qui peut être réversible. L’autre côté du grillage est déterminé par celui-ci comme zone interdite, comme inaccessible. C’est une image de privation de la liberté de passer librement d’un endroit à un autre.
L’affront à la liberté en lequel consiste le grillage devant lequel se heurte la silhouette humaine est emblématique d’une rupture dans la continuité intrinsèque du mouvement des humains. Une barrière naturelle (falaise, fleuve, etc.) devient presque toujours l’enjeu d’un objectif de franchissement. Ici il s’agit d’une limite imposée par les sociétés.
Ici par conséquent, la clôture induit l’idée de désir de la franchir. Et en effet la silhouette n’est pas placée là de manière indifférente à sa situation par rapport au grillage. La silhouette tient par les mains le grillage. C’est à dire que les deux graphismes se rencontrent, et ne font pas que se superposer.
A l’endroit des mains, le fil de fer gris se prolonge en « fil de fer » noir pour dessiner le corps humain. Passage de relai d’un fil à un autre, indiquant que l’humain en question est devenu lui-même fil de fer. Cet humain, confronté au grillage, a intériorisé dans son dessin même sa condition d’être libre confronté à la limite du grillage en fil de fer.
On remarquera en effet que le dessin ne mentionne aucun détail de physionomie ou de vêtement à l’intérieur du contour de la silhouette. Cette silhouette est donc universelle, elle n’est pas particularisée par des traits de visage ou d’expression, un type de caractère humain ou d’expression. Là encore la force de ce dessin réside précisément dans son caractère peu expressif, factuel, procédant froidement par l’effet d’un graphisme. On est dans un constat clinique.
Le graphisme de contour de la silhouette est dessinée en noir. Le grillage, lui, est en gris. Donc le contraste plus fort avec le blanc de la feuille s’effectue avec la silhouette, qui, optiquement, a tendance à venir vers le spectateur, à franchir ce qui la limite, ce qui fait écran.
On a donc encore une fois dans ce dessin, l’emploi à bon escient de moyens graphiques judicieux. Même si l’élève n’a pas tout décidé consciemment, elle a agit de manière appropriée eu égard au sens qu’elle pressentait et qu’elle faisait progressivement apparaître dans son travail. Parfois, les idées sont claires, la disponibilité à ce qu’on a à dire s’est éclaircie de tout autre impératif susceptible de la distraire, et le dessin sort dans une sorte de fulgurance. C’est cela précisément que cherche à provoquer et à surprendre le professeur d’arts plastiques parmi ses élèves, qui se définit entre autre comme un cueilleur-cultivateur de "perles".
La silhouette présente une autre particularité, elle est, dans ses proportions et une sorte de « rondeur », plutôt celle d’un enfant que celle d’un adulte, car la tête est assez importante par rapport à la taille générale et aux membres, donc les mains apparaissent assez fragiles, manquant en quelque sorte de puissance.
C’est donc cette impuissance à franchir et détruire l’obstacle, qui se vit de l’intérieur, encore une fois à la manière d’une caméra subjective, par les seuls effets de composition, d’emploi de certains nuances de couleurs (le gris et le noir), la continuation d’une même épaisseur de trait d’un dessin (grillage) dans l’autre (enfant).
On est loin de ces dessins d’accompagnement, de ces illustrations de consignes extérieures mais sans fond, de ces dessins de patronage comme des kermesses s’en satisfont volontiers (puisque l’artistique s’y trouve escamoté complètement et n’y est pas recherché).
On se trouve ne présence d’un dessin, dont l’organisation procède d’une maîtrise bien avancée des codes du langage visuel en même temps que l’expression maîtrisée par l’élève de sa propre individuation, à entendre comme ce chemin par lequel il se découvre lui-même sa manière de penser et de faire dans sa propre vie.