À observer depuis le début d’année les manifestations récurrentes de l’individualisme des élèves, restituant en cela le climat de la société dans laquelle ils vivent ;
à remarquer l’isolement voire la souffrance de certains d’entre eux, la tendance à une « sédimentation géographique" de la salle de classe par « quartiers », par affinités de problèmes comportementaux ou par catégories sociales empêchant un vrai brassage et un enrichissement mutuel ;
à constater la difficulté à s’écouter, à suivre sans se disperser, à respecter les autres ;
à vivre le processus par lequel inexorablement d’années en années, des élèves se retrouvent progressivement marginalisés puis exclus du système de reconnaissance scolaire, subissant le regard des autres, élèves et professeurs ;
enfin à subir l’irruption répétée de la violence verbale stigmatisant par exemple les origines géographiques d’origine des parents ou du quartier du domicile ;
mais aussi à devoir faire face à plusieurs reprises à la violence physique entre enfants de 12-13 ans et à tout le moins verbale envers le professeur,
il m’a fallu choisir un projet de cours qui « mette à plat » cette difficulté à enseigner aujourd’hui et trouve des solutions pour redonner de l’unité à la classe.
En m’appuyant sur des références bibliographiques de réflexion pédagogique suivantes
• Tous peuvent réussir ! Partir des élèves dont on n’attend rien, Régis Félix et onze enseignants membres d’ADT Quart Monde
• Enfants en souffrance, élèves en échec, Francis Imbert, ESF éditeur 2004
• L’élève humilié, l’école une espace de non droit, Pierre Merle, collection Éducation et formation, PUF 2005
• Le droit de l’enfant au respect, Janusz Korczak, éditions Fabert 2009
• Émile, ou de l’éducation, Jean Jacques Rousseau,
j’ai construit un dispositif sur le (long) terme d’un trimestre entier :
Phase 1) Les élèves ont visionné un chef d’œuvre, « L’Heure suprême » (Seventh Heaven), un film américain réalisé par Frank Borzage, sorti en 1927, qui reçut les premiers Oscars de l’histoire du cinéma (http://www.dvdclassik.com/critique/l-heure-supreme-borzage) .
Ce long métrage aborde la question du courage, de la solidarité, de l’amour, tout en replaçant ces valeurs dans le contexte de la dureté du monde du travail et de la vie de misère des classes populaires des villes, et enfin de la guerre mondiale de 1914-1918. Le film étant muet, le cinéaste avec ses acteurs, son chef opérateur, ses décorateurs, ses éclairagistes, ses maquilleuses, (…) devaient donc intensifier les effets expressifs visuellement, ainsi que grâce à la partition musicale spécialement composée pour le film.
Phase 2) Les élèves ont eu à organiser spatialement la classe par petits groupes, en regroupant les tables par quatre ou cinq. Ils ont eu à accepter de renoncer au confort de la proximité immédiate de leur voisin ou voisine habituel(le) pour se confronter à un groupe de travail qui ne leur était pas familier. Il faut se rappeler les déchirements que cette réorganisation a pu parfois susciter, révélant des hostilités, des refus entêtés, des crises de larmes, des paroles blessantes ! Mais, au prix d’immenses efforts de persuasion et d’insistance pour maintenir le cap cours après cours, on a travaillé ensemble par équipes et en groupe complet, selon cette nouvelle configuration pendant plus de six cours.
Phase 3) chaque élève a eu à apporter au sein de son petit groupe une phrase qui résumait selon lui la vision du film et sa propre vision d’élève sur le monde, étant entendu que le film donnait, lui, la vision du monde du réalisateur Frank Borzage. Il fallait donc trouver une phrase, qui, tout en résumant ces deux aspects, soit poétique, comme à sa manière le film l’était (il ne donne pas en effet un « mode d’emploi froid et didactique sur « comment trouver le bonheur en ce monde », il donne une interprétation subjective, poétique). Ainsi, des phrases très belles ont fini par être trouvées, parfois par un seul élève, parfois par un travail de combinaison entre plusieurs fragments de phrase venant de plusieurs élèves très différents mais pour le coup très complémentaires.
Phase 4) Ces phrases ont enfin fait l’objet d’une création graphique des élèves pour donner à la phrase retenue par le groupe, la forme qui soit la plus cohérente possible avec son sens. Faire coïncider en quelque sorte la forme visuelle et le sens de celle-ci. Ce travail a demandé un va et vient entre élèves, entre proposition personnelle faite au groupe, critique de la ou des propositions par le groupe, amélioration de l’idée, et ainsi de suite. Bref, apprendre à travailler en équipe !
Certaines équipes ont, par manque de familiarité avec la méthode du partage du travail, manqué d’énergie pour comprendre l’intérêt de travailler en équipe. Ils ont compris seulement sur le tard l’efficacité et l’intérêt de cette manière ouverte et constructive de partager et d’échanger, d’élaborer. D’autres ont su trouver assez vite des méthodes remarquables, se forgeant des outils pour composer ensemble, par exemple en découpant des lettres minutieusement pour pouvoir déplacer subtilement les parties de la composition. C’est le cas du premier travail que je montre ici, dans l’urgence, pour inciter ceux qui ont encore leur travail à terminer, à le mener avec le sérieux et l’engagement nécessaires. Les autres travaux seront pour finir, je l’espère, intéressants également.
Notation :
Sur 5/20 sera noté la capacité de l’élève à s’insérer dans le travail du groupe, et sur 15/20, la qualité visuelle finale du travail.
Un premier bilan du travail par groupe montre une amélioration de l’ambiance des cours, les classes se plaçant moins dans une relation en opposition au professeur mais composant ensemble le travail du cours. Un calme relatif a été ainsi gagné par rapport au début de l’année, et aussi une tendance à la baisse des conflits, des violences verbales, une meilleure capacité à « vivre ensemble ». Comme il ne s’agit-là que d’un début de résultat, le dispositif par table va continuer, pour le prochain travail, en renouvelant prochainement la composition des équipes par l’effet du hasard, par tirage au sort.
À suivre !...